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Pieter Vermeersch: “On peut dire que mes peintures sont des abstractions hyperréalistes”

Pieter Vermeersch aime à interroger espace et temps, usant du marbre et de la toile. Dans le cadre de sa sixième exposition personnelle à la galerie Perrotin Paris, l’artiste belge propose un cheminement hypnotique, guidé par une appropriation de l’architecture. Et porté au-delà de l’immédiate séduction esthétique. Entretien.


Pieter Vermeersch, vue d’exposition, Courtesy of the artist and Perrotin.



YAMINA BENAÏ : Votre geste artistique a pour source la photographie abstraite. Pourquoi avoir élu ce médium et quel est le cheminement entre l’instant de la prise d’image et son usage/aboutissement ?


PIETER VERMEERSCH : La photographie a toujours été au centre de ma pratique. Au départ, je l’envisageais davantage comme une fenêtre sur le monde, mais à partir de 1999, avec l’œuvre 8 Paintings, son ontologie m’a amené vers le développement du domaine de l’espace-temps dans la peinture. S’il n’y a pas de raisons spécifiques qui m’ont conduit à ce médium, j’aime l’idée qu’il fasse écho à mes fascinations, qu’il capture différentes réalités, l’illusion d’une représentation objective. Le processus chimique de l’apparition d’une image, la manière dont la photographie a influencé la peinture et vice versa participent également à mon engouement pour ce médium. Je voulais de plus en plus lier l’abstrait au champ de la photographie, j’avais besoin de trouver un entre-deux, une forme d’équilibre, les fusionner pour qu’ils ne fassent qu’un.

J’ai commencé à photographier la lumière se reflétant sur mon œuvre intitulée Work in Progress. Je souhaitais questionner la spatialité de l’image en évitant toute référence à la spatialité, de façon à obtenir une image dont la couleur devient l’espace, mais avec cette spécificité photographique de la représentation. Mon désir était de peindre ces images car peindre la couleur est une abstraction, c’est là que l’abstraction et la photographie ont fusionné.

L’autre élément important concernant ces images est que le moment précis dans le temps n’est plus significatif, il est abordé par l’abstraction qui le transforme en image, faisant écho à l’espace-temps en tant que tel. Le moment figé est libéré, comme perdu dans le temps. Je pense que peindre ces images les libère encore plus. Dans une certaine mesure, on peut dire que mes peintures sont des abstractions hyper réalistes. Ma façon de peindre est aussi liée à cela et est également comparable au fonctionnement d’une imprimante. Il y a une palette de couleurs associée à l’image que j’ai choisie et dans cette logique analytique je commence à peindre de haut en bas, avec une technique “au premier coup” jusqu'à ce que la peinture soit terminée.


Pieter Vermeersch, vue d’exposition, Courtesy of the artist and Perrotin.


Quels facteurs ont présidé aux choix spécifiques des œuvres et à leur mise en espace à la galerie Perrotin?

Quand je travaille autour d’une exposition, l’espace me donne une idée, une orientation de ce qu’il est possible d’envisager. Dans ma première exposition à la galerie à Paris, j’ai abordé l’espace comme un lieu contemplatif. Depuis peu, j'utilise un modèle d'exposition plus dynamique, où différents types de travaux se rejoignent et engagent des dialogues complémentaires. Aujourd’hui, je m’intéresse davantage à la façon d’orienter le regard sur mes œuvres. Ainsi, dans mon atelier, par exemple, je ne m’assois pas face à mes travaux mais je circule autour. C’est un processus plus dynamique d’apparition et de disparition, et c’est quelque chose que je veux transcrire via la scénographie. Il est très important de créer un ensemble qui promeuve l‘idée et ses différents aboutissements, où tout communique avec tout. Lorsque ce processus est terminé et qu’un ensemble d’œuvres en émerge, il est possible que certaines œuvres que je voulais vraiment montrer ne s'y intègrent pas.


Vous y présentez des sérigraphies sur marbre et des peintures à l’huile sur bois fossilisé, matériau que, selon vos termes, le temps aurait “rendu minéral”. Pourquoi portez-vous un tel intérêt à la pierre?

L’idée de la matière dans ma pratique s’est développée vers 2012. Il y avait la nécessité de ramener l’esthétique éphémère à la conscience de l’ici et du maintenant. J’ai commencé à gratter certaines parties de mes peintures abouties alors qu’elles étaient encore humides, ramenant cette image liquide, spacieuse et indéfinie à la trace physique d’un instant. La peinture est redevenue de la peinture en tant que telle, en tant que matière. C’est dans ce cheminement que, quelques années plus tard, le marbre a capté mon attention. Il présentait tellement de points communs avec ce sur quoi je travaillais, notamment sur le sujet de la matière. Ce qui m’intéresse, ce sont les analyses qui démontrent qu’il s’agit d’un temps cristallisé dans la matière, dont l’histoire est insaisissable par l’intervention humaine. Le marbre est la pierre qui révèle son histoire géologique de la manière la plus spectaculaire et la plus imagée, je suis fasciné par la contradiction entre la roche lourde (ici et maintenant) et la dimension insaisissable de son histoire (espace-temps). Une histoire qui dépasse l’échelle humaine.


Pieter Vermeersch, vue d’exposition, Courtesy of the artist and Perrotin.


Existe-t-il dans votre travail une part d’aléa, à la manière de l’action du feu sur la couleur d’une céramique ?

Ma façon de peindre est très analytique. Le mélange des couleurs est toujours un processus manuel et empirique où le contrôle est un facteur primordial. Ici, l'élément accidentel n'existe pas en tant que tel mais il est présent à de nombreux autres stades. Tout a commencé avec les rayures dans les peintures. Je vois les rayures comme un accident provoqué, on ne sait jamais ce qu’il en sortira exactement. L'accident se produit également dans la manière dont je réalise mes photos pour les peintures. Ce sont littéralement des photos accidentelles (plus ou moins poussées dans une direction), mais le résultat est toujours inconnu et inattendu. Mon intérêt pour l'accident est peut-être plus clair dans la série de travaux où j’ajoute un point ou une trace de peinture sur une petite plaque de marbre. Le marbre est le résultat de millions d'années d’activité géologique, je veux réactiver la dimension spatio-temporelle en y ajoutant un nouveau moment, un moment d’aujourd'hui à travers une trace de peinture subjective. On peut le voir comme un nouvel accident. Parfois, plus de trente tentatives précèdent le moment où l’activation se produit pour moi. De rares fois, elle opère de façon immédiate. Cette manière de peindre est à l'opposé du mode analytique, car tout peut arriver, et il s’en dégage un sentiment de liberté. Cet équilibre est essentiel dans ma pratique. C'est amusant que vous mentionniez le procédé de cuisson de la céramique, car toute ma vie j’ai été fasciné par les fours, au point d’en fabriquer quelques-uns… Je prévois d’ailleurs d’en confectionner un nouveau pour la cuisson des travaux de 35 artistes, dans le cadre de la résidence que j’ai mise en place avec ma compagne Lilou Vidal dans le Piémont. Je compte d’ailleurs y travailler pleinement sur le facteur de l’accidentel.


“Outre les spécificités de son fonctionnement, je considère le Room Divider comme une symbiose de la peinture, de l’architecture et du design.” Pieter Vermeersch

Le temps et l’espace sont ainsi des paramètres centraux dans votre réflexion, en termes d’architecture du parcours d’exposition, quel rôle avez-vous imaginé donner ici au Room Divider ?

Les Room Divider ont été réalisés en collaboration avec l’agence d’architectes Office Kersten Geers David Vanseveren, qui travaille étroitement avec des artistes. Leur architecture est pour moi très picturale. Ces Room Divider résultent d’une succession de collaborations et sont la synthèse de nos intérêts mutuels. Le mot en lui même : Room Divider en dit long sur sa fonction, son usage. C’est un objet qui fait office de séparateur d’espace et représente ce qu’est pour moi l’architecture, son rôle, la manière dont elle façonne l’espace et les individus. Mais les Room Divider évoquent également une membrane par laquelle l’espace s’insinue. Le mouvement des bandes verticales permet de fermer ou d’ouvrir la structure, mais aussi d’inverser la position du miroir et de l’image. L’espace de la pièce peut ainsi être activé dans différentes directions. Outre son fonctionnement dans l’espace, je considère le Room Divider comme une symbiose de la peinture, de l’architecture et du design.

L’idée de membrane est également présente dans la salle principale de la galerie. Les grilles sérigraphiées sur les marbres fonctionnent ainsi. La membrane est l’image du marbre lui-même, imprimée sur cette même dalle, créant un écho de dématerialisation. Dans cette salle nous retrouvons le même processus dans les éléments architecturaux en polycarbonate. Leur caractère translucide et leurs propriétés réflexives intègrent l’espace et l’image environnants. Ces aspects visuels décomposent et dématérialisent la matière. Cela nous amène à une symbiose de l’image et de l’objet.

Dans le champ des résonances sensorielles que dispense le cheminement au sein de l’exposition, affleure le vocabulaire du goût : onctueux, laiteux, spongieux…

Cela est fort possible… Je ne l’ai pas expérimenté à titre personnel, mais je trouve intéressant d’observer comment les expériences visuelles peuvent générer et provoquer d’autres sens. Je pense à la synesthésie, l’information destinée à stimuler un sens en particulier, en active plusieurs concomitamment.

Pieter Vermeersch, vue d’exposition, Courtesy of the artist and Perrotin.


Votre travail a parfois été qualifié de “décoratif”, comment percevez-vous cette appréciation ?

Il y a toujours de nombreuses lectures d’une œuvre, car notre façon de regarder, de percevoir et de traiter l’information visuelle découle d’une histoire culturelle, sociale et personnelle. La première impression pourrait être une expérience esthétique qui est, à mon sens, le point de départ d’une compréhension plus large. Ainsi, mon intérêt pour la couleur ne vient pas du fait que j’aime la couleur, mais du constat que la couleur est fondamentale à l’œuvre picturale, et qu’elle génère un état où les limites linguistiques sont atteintes. Si nous excluons l’approche scientifique et que nous examinons l’expérience visuelle – physique –, nous ne pouvons pas définir ce qu’est le “bleu” par exemple. Cette question nous conduit au champ de l’inconnu et nous amène à une compréhension approfondie de celui-ci.


Pieter Vermeersch, exposition personnelle, jusqu’au 30 janvier, Galerie Perrotin, 10, Impasse Saint-Claude, Paris 3e.


-Pieter Vermeersch, vues d’exposition, © Photo Claire Dorn / Courtesy Perrotin et Pieter Vermeersch. -Pieter Vermeersch, vues d’exposition, Courtesy of the artist and Perrotin -Pieter Vermeersch, “Sans titre”, 2020, sérigraphie sur marbre, 45 x 62,5 x 2 cm. Courtesy of the artist and -Perrotin.

-Pieter Vermeersch, “Sans titre”, 2020, sérigraphie sur marbre, 97,5 x 70 x 2 cm. Courtesy of the artist and Perrotin.

-Pieter Vermeersch, “Sans titre”, 2020, sérigraphie sur marbre, 44 x 35,5 x 1,9 cm. Courtesy of the artist and Perrotin.

-Pieter Vermeersch, “Sans titre”, 2020, sérigraphie sur marbre, 44,5 x 63,5 x 2 cm. Courtesy of the artist and Perrotin.



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